Alors voici :
Une terrasse dans le Petit Champlain, Québec:
Nous sommes trois, les récits se croisent à toute vitesse parce qu’il faut en profiter, on s’exclame, on s’énerve, on hurle de rire, on dit c’est pas possible, on s’accuse d’exagérer. Je vais recommander du vin, le serveur me propose de prendre directement une bouteille, pour le prix, l’attachée de presse surgit et souffle au serveur qu’on a peut-être déjà assez bu, je me gêne, je dis attendez je vais leur demander, l’attachée de presse glousse et dit mais non les filles je vous niaise, je dis que je vais quand même demander, pour la forme, le serveur acquiesce, je ne remarque pas qu’il se mord la joue, petit conciliabule à notre table, sur cette terrasse où il fait déjà nuit, nous décidons que nous ferons honneur à cette bouteille. Le serveur arrive quelques minutes plus tard, la bouteille déjà sur un plateau. Parfois on croit qu’on décide, alors que d’autres ont déjà décidé à notre place. Nous trinquons à cette bouteille qu’il ne faudrait pas boire et à toutes les situations qui ne seront pas démêlées ce soir. Le serveur reviendra une dizaine de minutes plus tard, pour soigner nos fesses, ce sont ses mots, avec six couvertures bienvenues. Fin de l’histoire : nous arrivons en retard au théâtre.
Une auberge, quelque part sur l’Île-Sainte-Hélène, Québec:
Mes parents et moi dans une voiture louée, je m’endors sur la banquette arrière, je ne vois rien du paysage, il est 14h. Rien n’est ouvert, rien, nulle part, rien à manger. Lorsque je me réveille, mes parents me disent que ça leur a rappelé le temps où je refusais de dormir, quand il fallait qu’ils m’emmènent pour des promenades en voiture afin que je trouve le sommeil. Et me voilà vingt-quatre ans plus tard, à me laisser balader par mes parents.
Le balcon d’un appartement à Frontenac, soirée jeu de rôle, Montréal:
Nous venons d’arriver, je suis l’inconnue, mais je ne suis pas la seule, je salue, je ne retiendrai pas les noms, de toutes façons dans quelques minutes nous allons tous nous entretuer. La partie a déjà commencé. Il fait très chaud. Nous sortons en attendant la prochaine. Elle dit je m’excuse mais je vais bitcher. Nous l’excusons, nous l’encourageons, nous gloussons bêtement.
Party d’Halloween, Frontenac, Montréal :
On me dit que j’aurai des compatriotes ce soir. On me dit Morgins, Yverdon, Vevey, par là. Je dis oui oui c’est mon coin ça. J’engage la conversation par inadvertance avec un de ces compatriotes. Il me demande pourquoi je n’ai pas cet accent bizarre qu’ont tous les gens qu’il rencontre depuis son arrivée. Je dis, sans rigoler, que c’est parce que je suis Suisse. Ah ! Il trouve Montréal très sympa, mais il faut trop marcher, en Suisse, il ne marche pas, il gare sa voiture juste devant la porte d’entrée, vingt minutes de trajet chez lui c’est Vevey-Yverdon, il le fait en voiture, il s’emmerde pas à marcher, ici il est allé jouer au poker dans une réserve, c’était malade, il était dans les dix derniers, l’assistance dit bravo, l’assistance québécoise pose des questions, le compatriote reprend chacune des phrases qui sont prononcées et rit très fort, pourquoi vous rajoutez des tu partout, vous êtes drôles, c’est ridicule. Je m’éclipse et glisse à Albertine que je m’excuse, je m’excuse d’avoir osé prétendre que les Suisses, en tant que francophones, ne faisaient pas comme ces Français qui se moquent de tout ce qui s’écarte de leur drôle de norme linguistique. J’affirme une évidence : quand on est con, on est con et puis voilà en fait. Albertine me dit ah mais tu vois c’est pour ça que toi on a envie que tu immigres!
Côte-des-Neiges, Montréal :
Trois colocs improvisés, émerveillés de se connaître si peu. Elle dit, les larmes aux yeux, qu’elle avait besoin de ce voyage, qu’elle est heureuse d’être là, avec nous, nous trinquons, nous nous connaissons si peu.
Métro, ligne bleue, Montréal :
Je remarque un peu tard que le vieux monsieur en face est en train de dessiner le portrait de la fille à côté de moi. Je jette des coups d’œil à la fille, je ne sais pas si elle sait, je ne sais pas si je dois lui dire. Alors je regarde le vieux pour qu’il sache que je sais. Et puis après je me dis que c’est pas un crime non plus. En sortant j’essaie de voir le portrait, mais le vieux l’a déjà déchiré et glissé dans sa poche.
Côte-des-Neiges, Montréal :
Il m’aide à préparer une soupe à la courge, nous sommes seuls dans l’appartement, les autres font du tourisme, nous parlons entreprises futures. La soupe est sur le feu, il s’en va pour prendre l’avion, sans avoir goûté la soupe, sans avoir pu dire au revoir à tout le monde.
Villeray, Montréal :
Deux camions rouges et la porte de l’appartement grande ouverte. J’attends dans le couloir, parce que ce n’est pas chez moi. Les pompiers me disent bonjour en inclinant la tête, silencieusement. Le plus massif des quatre dit que c’est pas du gaz mais que c’est toxique, étourdissements, vomissements, attention.
Elle explique, plus tard, que ça sentait les œufs pourris, qu’elle a cherché sur Google ce qu’il fallait faire quand ça sentait les œufs pourris et que Google disait d’appeler le 911.
Librairie Le Port-de-Tête, Montréal :
Elles ne sont pas encore arrivées, je les attends dehors, devant l’entrée. Trop de monde, trop de poésie, trop d’humidité. Je n’ai pas osé attraper un verre de rouge. Appuyée contre la vitrine, je joue à deviner qui va entrer ou non dans la librairie pour ce lancement de six recueils de poésie aux Herbes Rouges. Je pense que j’ai fait un score de 80%. Mais ce n’est qu’une estimation.
Villeray, Montréal :
Il y a un questionnaire de culture générale qui circule au Québec, tout le monde en parle. Le patron me dit de faire le test, pour voir. Il dit qu’il n’y a presque pas de questions sur le Québec. C’est faux. Un tiers, au moins. Bon. Le patron me dit qu’il a fait 78% et qu’il est dans le premier quartile. Je fais 58%, pas pire. Je suis aussi dans le premier quartile. Nous décidons que ça en dit plus sur les autres que sur moi.
J’ajoute que mon coloc a fait 92%.
Studio P, Québec :
Nous sommes quatre accoudées au bar. Je connais ces trois filles, elles ne se connaissent pas les unes les autres. La discussion est passionnée. Je dis que cette bande de copines est malheureusement virtuelle et le restera sans doute, mais que je suis très heureuse qu’elle ait pu exister, ne serait-ce que pour une petite demi-heure. Les trois approuvent.